Cette exposition est la première rétrospective muséale de l’œuvre de l’artiste lillois Gérard Duchêne. Dix années après son décès, il est temps de porter un regard neuf sur l’ensemble de l’œuvre singulière de cet artiste, empreinte des préoccupations de son époque. Le projet se construit dans un parcours de quatre salles, donnant toute leur place aux différents aspects de son œuvre.

Gérard Duchêne fut très jeune porté par le désir d’écrire de la poésie. Ses premières références ont, entre autres, été Henri Michaux, les surréalistes et Samuel Beckett. Malgré une certaine reconnaissance, l’artiste ne se retrouve pas dans la réception de ses textes : les interprétations littéraires qui sont faites lui semblent trop éloignées de ses préoccupations personnelles, bien plus littérales. Phrases et narration ne sont pas ses enjeux. Les mots s’équivalent, se découpent ou se couplent ; les vides ou espaces sont tout autant constituants ; les pages et leur succession sont des territoires à réinventer et seule l’intention de continuer à trouver ce qui pourrait encore être écrit compte.
 
À la même époque en France continuent de se propager de nombreuses réflexions esthétiques : le lettrisme, la poésie sonore, la poésie-action, le Nouveau Réalisme, le Nouveau Roman, BMPT, Supports/Surfaces, la revue TXT, etc. La déconstruction des éléments constitutifs de la création permet l’émergence de nouvelles pratiques. Le travail s’organise principalement en collectif autour d’une idée précise des choses. Gérard Duchêne trouve là un élan qui l’incite à dialoguer avec d’autres artistes de sa génération et à initier ses premières expérimentations au-delà de la page et du livre.

Dans le cadre d’une réflexion collective avec différents groupes (le Collectif Génération sur la littérature avec la production de revues collaboratives, mais aussi ce qui deviendra le collectif TEXTRUCTION sur des questions plus plastiques), l’artiste expérimente les premiers tressages et froissages de textes (textes publicitaires, planches de bande dessinée, affiches, courriers, etc.) puis les premiers textes manuscrits illisibles, ou plus précisément non lisibles une fois écrits. Fréquentant un milieu artistique jusque-là inconnu de lui, il y fait de nombreuses rencontres et celle avec l’œuvre de l’artiste François Rouan marque pour lui la fin du travail de tressage. Ce fut un moment décisif où le choix de la peinture se révèle fondamental et essentiel.


Salle 1

La première salle de l’exposition est consacrée à la mise en valeur de cette période fondatrice dans le travail de Gérard Duchêne.

Une présentation riche des éditions collectives réalisées par les collectifs Génération et TEXTRUCTION en vitrine répond à un accrochage d’œuvres historiques sur les tressages, empruntées à des collectionneurs, au fonds d’atelier de l’artiste et au LaM — Lille Métropole Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut.

En vis-à-vis, sont également exposés des textes manuscrits écrits à l’huile sur toile de jute. L’ensemble vise à rendre compte des préoccupations de l’artiste durant la décennie 1970, prémices de ce qui constituera son travail majeur à venir : Le journal d’Il.


Salle 2

La deuxième salle présente ce plongeon dans la peinture qui semble, pour l’artiste, l’une des seules manières de poursuivre l’écriture, d’être écrivain, de s’adresser à l’autre, quel qu’il soit. Le geste porté et l’accident qui l’accompagne sont pour lui une expression existentielle : loin de la littérature, plus proche d’une textualité, d’un hors langage ouvert à l’imagination.

Pour cela, il développe une pratique en plusieurs étapes visant à l’apparition et à l’accident : chaque jour, il écrit au trichloréthylène, à l’aide d’un pinceau, sur une plaque de polystyrène extrudé lisse, son journal qui peut être poétique ou littéraire ou encore totalement factuel, mais toujours autobiographique. L’effet du produit sur le support vient le mordre en profondeur et rend le texte illisible, laissant comme seules traces les fantômes du geste de la main et un certain rythme (inclinaisons, étirements, espaces, vides, etc.). Le texte est comme usé jusqu’à la limite de la disparition. L’objet qui en résulte ne fait pas œuvre, il devient lui-même l’outil d’un second mouvement : il est la matrice de l’œuvre à venir avant d’être détruit après utilisation. Ensuite, ces matrices sont posées au sol de l’atelier et sont soit badigeonnées de diverses matières pour s’imprimer sur un autre support, soit recouvertes d’un support et travaillées par frottage de matériaux afin d’en révéler les formes, en faire un relevé.

Ces empreintes, traces, relevés se présentent en général en toile libre sur les murs où seules les marges sont retravaillées au pinceau, évoquant un travail d’encadrement. Par ces protocoles, l’artiste devient lui-même spectateur du résultat pictural. Cette nouvelle mise à distance avec le geste d’écriture originel l’éloigne de ce qui a été dit : une mise à distance du moi qui fait naître un « Il », un autre soi-même.

Pour éviter la sacralisation d’un geste trop volontariste, pour valoriser l’accident, Gérard Duchêne réalise le même geste en série et en présente l’aboutissement en suites, où chaque toile offre des différences sans hiérarchisation entre les différents états, les accidents obtenus.

Ce « Il » incarne « L’appel du large », ce mystère entre soi et l’image de soi. Les résultats renvoient à des sentiments picturaux forts : absence, temps qui passe, espace, paysage, transparence, profondeur, sobriété ou salopage.

Cette salle est occupée en deux temps, avec une rotation complète des œuvres en cours d’exposition. Un premier temps donne à voir le pouvoir de la couleur alors que l’autre propose une présentation d’œuvres autour du gris et du noir et blanc, à l’image de ses Journal d’Il réalisés par impression de matrices à l’eau de Javel sur toile noire (blackout).


Salle 3

La troisième salle est consacrée aux autres préoccupations de l’artiste, toujours tournées vers le livre, l’image imprimée et l’édition.

Sont ainsi présentées des travaux de la série Pages dans lesquels la page devient empreinte vide où seul l’encadrement de la silhouette de celle-ci fait œuvre, offrant au regard un vide profond.

Sur son rapport à l’image, attaquée comme le texte, sont exposés des magazines et affiches effacés ou recouverts pour les transporter dans le domaine pictural. Dans cette même logique, sont montrées les séries des O.C.N.I. (objets codés non identifiés) : présentation sur feuilles de calques de photographies imprimées effacées au pinceau et découpées en silhouettes accompagnées de leur nom codé en chiffres. Dans ces dernières œuvres, l’encre d’imprimerie une fois étalée laisse vibrer les coups de pinceau du peintre dans un flou sensible et sanguin. Son travail d’effaçage sur revues érotiques renvoie clairement au charnel et n’est pas sans rapport avec la peinture classique, évoquant les tableaux de Rubens.

Dans cette salle, est également mise en valeur une collaboration forte et durable de l’artiste avec l’éditeur d’art lillois Alain Buyse. Dès les années 1980, Gérard Duchêne facilite les rencontres d’Alain Buyse avec de nombreux artistes et change profondément le rapport de l’imprimeur-éditeur à la sérigraphie (son médium) et à sa pensée de l’édition.

Lors de leur première entrevue dans l’atelier du Vieux-Lille, Gérard Duchêne bouscule le sérigraphe en intervenant directement sur l’écran à imprimer, ce qui provoque une série d’éditions toutes uniques. Ce rapport est encore plus flagrant dans le diptyque Le dernier des Mohicans, pièce emblématique tant pour l’artiste que pour Alain Buyse, empruntée au Musée du Dessin et de l’Estampe Originale de Gravelines.

Autour d’autres éditions réalisées en collaboration (Les brouillons de dieu, La tenue de soirée n’est pas de rigueur ou encore Gérard Duchêne portraitiste) est présentée la série des Zebraline, ensemble de frottages de Zebraline sur papier, pensée et créée pour une exposition avec livre d’artiste dans la cave de l’éditeur, rue des Vieux-Murs à Lille. L’édition a toujours été importante pour l’artiste et si le choix est ici fait de mettre en valeur son rapport spécifique à Alain Buyse, notons que pour chacune de ses expositions, Duchêne s’est attaché à produire lui-même ou avec d’autres une trace éditoriale personnelle ou collective.


Salle 4

La dernière séquence de l’exposition s’organise autour de la question de l’effacement et regroupe un ensemble d’œuvres réalisées lors des dix années avant sa disparition. On y retrouve la totalité des sujets qui portent son œuvre depuis l’origine :
Le Journal d’Il qui se fait Table et joue de l’horizontalité ; le travail de matrices qui se morcèlent et se fissurent dans la série des Matrices éclatées ; les dernières Pages minimalistes et affutées…

Apparaissent également de nouvelles préoccupations : la série des Kleenex où l’artiste imprime des matrices de textes au mercurochrome sur Kleenex, ou s’amuse à employer des mouchoirs jetables comme modèles d’un travail de dessin plus classique, mais sériel.

Émerge aussi l’utilisation plastique de ses archives privées et professionnelles (lettres, photographies personnelles, etc.) avant de les détruire, afin d’être certain de ne rien laisser d’inutile à la postérité — en tout cas rien de trop illustratif et figé. Un livre majeur sera le pivot de cet ensemble : Courriers intimes dans lequel des courriers qui lui ont été importants — courriers familiaux ou amicaux marquants, échanges intellectuels avec d’autres artistes, etc. — sont révélés par un léger frottage avant qu’il ne les déchire et s’en débarrasse.

C’est une pièce d’une douceur subtile qui contraste avec la force du geste.

Dans le même état d’esprit, on y découvre la série Réalités précaires. Dans cet ensemble important en nombre d’environ 400 œuvres, l’artiste reprend graphiquement les compositions des photographies de ses albums « souvenirs » au trichloréthylène sur polystyrène et les imprime en noir sur des pages de prospectus publicitaire avant de détruire le tirage d’origine. Le résultat obtenu, image miroir de l’original, est présenté collé sur un carton plume encadré de peinture blanche dans laquelle la scène est légendée de manière manuscrite (date, personnes, lieu). Les images y sont fantomatiques et les fonds en prospectus imprimés font chatoyer des couleurs trop vives et illisibles.

Ces dernières œuvres donnent le vertige face à une pratique où l’artiste accepte sa fin proche et tente de reprendre la main par une maîtrise volontaire de celle-ci.

Cette exposition n’est possible que grâce à la volonté du musée et celle des proches de l’artiste (collectionneurs, amateurs, amis, familles). Sans prétendre épuiser ce qui serait à révéler de ce travail fort et singulier, elle explore les lignes principales qui ont fait de Gérard Duchêne un acteur essentiel de l’histoire culturelle et artistique de la région, et bien plus loin.

Au-delà de sa propre création, il laisse une trace indélébile par l’ouverture qui a toujours été la sienne et qui l’a porté à continuellement aider de jeunes artistes prometteurs à accéder à la visibilité. Son empreinte est tout aussi importante dans la manière dont il s’est investi contre les exclusions de toutes sortes et en particulier celles des personnes souffrant de troubles psychiques, par le biais d’une collaboration franche avec les protagonistes régionaux œuvrant à une psychiatrie citoyenne. Ses préoccupations l’ont conduit à la création du lieu Frontière$, galerie d’art et fonds d’art contemporain qui mélangeait à égalité des œuvres d’artistes connus ou non, malades ou non, dans une démarche nomade, ouverte à la rencontre.